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APONI - Chapitre II

Cette ambiance télévisée fut celle que j'ai vécu à Euronews durant mes quatre années d'intermittence chez eux. 

Je n'ai jamais retrouvé d'atmosphère aussi riche de genres et de diversité. Ce fut une expérience formidable. 

- Pronto !

                    Jean-Paul adorait entendre sa voix et ce mot d’harangue. Il imaginait Gaëlle chez elle, à Rome, via Guilia, au-dessus des senteurs d’orangers.

- Salut, ma poupée ! fit-il immédiatement.

                   À la litanie française, elle comprenait toujours de qui il s’agissait.

- Ah ! Mon journaliste préféré ! Comment ça va depuis la semaine dernière ? Ton rédac-chef, De Caron, est toujours sur tes basques ?

- Toujours ! Mais je crois qu’il a fini par m’aimer, je ne l’ai pas vu depuis plus de quatre heures. Il doit être mort, ou à une réunion DP. Il fait beau à Rome ?

- Je prends le soleil sur ma terrasse. Nous sommes en juillet tu sais, la pluie ici n’arrivera plus avant novembre, fit-elle en l’asticotant un peu.

- Je te souhaite d’être rouge comme une gingivite ! Tu m’attends toujours la semaine prochaine, hein ? Quelques jours de break vont me faire du bien. Je resterai sûrement jusqu’à vendredi ou samedi. Je devrais pouvoir gratter quelques congés.

- Evidemment que je t’attends ! Je t’ai même préparé une surprise ! Lâcha-t-elle sans plus d’émotion.

- Tu m’as acheté un tableau de Klimt ?

- Tu rêves !

- Dommage, fit-il dans un sourire qu’elle ne vit pas.

                    Puis il continua.

- Tu invites une belle Italienne à manger, tu me laisses ta baraque après le repas et tu vas boire un coup avec Paolo chez Giuseppe ?

- Non plus. D’abord, je n’ai pas envie de laver mes draps et la seule Italienne que je connaisse de toutes façons et qui pourrait te plaire est, depuis un mois, avec ce même Paolo.

- Le traître. Quel salopard celui-là, il a un nez grand comme un trois mâts et j’ai l’impression qu’on pourrait le croiser avec Monica Belluci.

- Il est sorti avec Monica Belluci ! rebondit-elle.

- Hein ?

- Quand il avait vingt ans.

- Mortacci ! éructa-t-il dans un italien spontané.

                    Puis elle reprit.

- Mais c’est terminé avec Manureva ? Elle semblait plutôt sympa, la semaine dernière tu me disais encore que son corps de braise…et patati et patata.

- Oui, si, je suis encore avec elle. Mais tu sais bien que mes histoires ne durent pas plus d’un semestre et là, justement, ça fait déjà cinq mois. Je m’attends à ce qu’un truc me tombe sur le coin de la tête. Le mieux, ce serait qu’on ressorte ensemble toi et moi, lança-t-il plus sérieusement qu’il ne l’avait prévu.

- Hein ! Hein ! fit-elle en guise de négation, moi non plus mes histoires ne durent pas plus de six mois. La nôtre n’a tenue que trois, et encore tu étais déjà à Lyon et moi à Rome. Grosso modo, on s’est vu six fois et on est passé à autre chose.

- Sept fois, s’enquit-il pour la corriger. Tu as raison, j’essaierai de piquer la copine de Paolo et pour la surprise, j’attendrai.

                    Tout en continuant de l’écouter, il fit pivoter son siège et tomba face à Lisa, une journaliste espagnole d’un mètre quatre-vingt qui tapotait sur son clavier. Elle lui fit un sourire et retourna à son écran. Il remarqua l’ouverture de sa chemise écrue qu’un gilet noir empêchait d’admirer jusqu’à l’indiscrétion. Il observa un diamant surplombant sa lèvre, et son poignet fin entouré d’un bracelet de plastique brun sur lequel semblait inscrite une phrase en anglais. Il regarda encore ses ongles rosés caresser les touches du clavier avant de revenir à sa conversation.

- Bon, je vais te laisser, conclut-il, le regard toujours vif et espiègle.

- Comment est-elle ? fit Gaëlle à l’autre bout du fil.

                    Il parut pris sur le fait. Il se redressa sur son siège, face à son outil de travail et empoigna le combiné

avec plus de fermeté.

- C’est une bombe hispanique, confessa-t-il doucement.

- Et Manureva, idiot ?

- Elle devrait me quitter dans le mois et elle n’a pas ses yeux de chat.

- Mais je croyais que tu n’aimais pas sortir avec des filles du boulot ? essaya-t-elle.

- Oui, mais là c’est comme un bijou, c’est une exception. Et je suis sûr que son « X » est tatoué quelque part sur son corps.

- Ce n’est encore pas avec elle que tu vas faire un gosse.

- T’as pas une autre connerie à dire ? lâcha-t-il.

- Et en parlant d’enfant, ta monteuse ?

- C’est bien ça, c’est une enfant, mais elle est toujours aussi  pittoresque. Elle doit m’attendre là, j’espère qu’elle a encore son béret.

                    Ils conclurent enfin et réglèrent les derniers détails de son arrivée sur Rome la semaine suivante.

                    Lorsqu’il raccrocha, le bruit sourd de la news room le ramena à la dure réalité. Des quatre coins de l’immense pièce, un brouhaha feutré s’échappait et enveloppait toute la superficie, grouillante de journalistes de tous horizons. Malgré les dix nationalités présentes dans l’édifice, les Italiens étaient toujours les plus volubiles et les plus envahissants. Il fallait être fin physionomiste pour trouver un Allemand dans ce capharnaüm, alors qu’un timide observateur vous cueillait un transalpin en moins de deux secondes.

                    Il s’apprêtait à descendre en salle de montage lorsqu’une voix qu’il connaissait et qu’il n’appréciait guère l’immobilisa dans sa course.

- Jean-Paul ? fit son rédacteur en chef.

                    De Caron était un homme fin, athlétique et plus jeune que lui d’une bonne dizaine d’années, pensait-il. Coupé propre et clair. Déguisé avec un pantalon de costume anthracite, une chemise blanche et de petites lunettes ébène. Tout le contraire de lui, qui encore à presque cinquante ans arborait des Converse jaunes pour agrémenter la plupart du temps un jean usé et une chemise froissée. Il resta assis sur son siège et fit pivoter sa chaise dans un couinement presque moqueur, qui fit naître un ricanement taquin chez son voisin, lui aussi français.

- Hum ! répondit-il simplement.

                     D’ailleurs, il ne le détestait pas en tant que tel. Simplement, dès son arrivée il y a trois ans, le jeune ambitieux n’avait pas su trouver les bons mots pour le loup de mer qu’il était, et le démarrage avait un peu pétaradé avant de glisser sur une pente sévère. Pris individuellement l’un paraissait raisonnable autant que capable, l’autre perspicace autant que doué mais ils semblaient tous les deux mettre un point d’honneur à jouer leur rôle respectif d’emmerdeur et de casse-couilles. Avec un léger avantage au routard débonnaire.

- Où en êtes-vous du dernier mag ? lui demanda le jeune cadre.

- Je termine aujourd’hui, j’y allais, Jon doit être déjà en train de m’attendre.

- Ok. Je viens vous voir pour le mag suivant.

                     Jean-Paul était toujours stupéfait de s’apercevoir que l’âge permettait le tutoiement, contrairement au rang social. Ou était-ce du respect ? Quelle importance.

- Alors, qu’est-ce que tu m’as trouvé ? lança Jean-Paul, le portrait d’un polonais cul-de-jatte ? Ou la pousse du système pileux dans certaines zones de sudation à Lisbonne ?

- Non, il n’y a rien de tout ça. Quoique je retienne le portrait du polonais cul-de-jatte, je trouverai bien ici un manchot pour le faire, insista-t-il du regard.

                    Jean-Paul Nerlin redressa sa stature deux fois plus imposante que le minot, pendant que ce dernier savourait sa répartie. Le voisin français fit glisser sa chaise sous son bureau et se cramponna à son clavier. Il sentait un orage poindre avec quelques éclairs de bienvenue. Un déluge à l’échelle d’un couple en rupture. D’ailleurs, les dix mètres carré de reporters autour d’eux avaient perdu vingt bons centimètres de hauteur en se calfeutrant sous leurs tables. Ils savaient déjà avec ironie qu’un rapport sein et serein allait emballer la discussion.

- Alors, ton sujet Enrico Macias, c’est quoi ? S’enquit Jean-Paul sans trop en rajouter.

                   Ce dernier adorait donner des noms d’artistes aux vaniteux. Son préféré était Jacky Sardou. D’ailleurs les avertis savaient que lorsque le journaliste vous gratifiait d’un nom de star, c'est qu'il était de très mauvaise humeur.

- 2012.

- Quoi 2012 ?

- Le 21 décembre 2012.

- Génial ! On est en juillet, tu me rappelles dans cinq mois et je te fais un reportage du feu de dieu.

- Non ! Le 21/12/2012. Vous n’aviez pas vu le film de Roland Emmerich en 2009 ?

- Moi, non ! Mais toi non plus, tu n’étais pas né en 2009.

- Et les documentaires depuis trois ans ? Les livres ?

- Si, il me semble que j’ai même vu la pub d’un DVD l’autre jour sur un site internet. À mon avis, t’attends encore un peu et ils te sortiront un épisode des Simpsons traitant du sujet.

- Bon, s’il-vous-plait, j’ai besoin de vous là-dessus.

- Qu’est-ce que tu veux que je foute avec un thème pareil ? commença-t-il plus sérieusement.

- Un mag de huit minutes, comme d’habitude.

- Eh !

                    Jean-Paul fit un geste circulaire avec la tête, qu’il accompagna de son index.

- Quoi ? répondit l’autre surpris

- C’est une télé ici. Je mets quoi comme images et comme interview dans ton huit minutes ?

- Le 21/12/2012, c’est une prophétie dont…

                    Avant que ce dernier ne termine sa phrase, Jean-Paul l’interrompit d’une voix droite et ferme qu’il déroula avec virtuosité.

- Le 21/12/2012, c’est le jour du solstice d’hiver même si ce n’est pas forcément le jour de décembre où on se gèle le plus les arpions. Cette date correspond à une prophétie sur la fin du monde dont les Mayas sont les premiers concernés étant donné que, soit disant, un de leurs calendriers s’arrête précisément à cette date. Ce qui a tendance à foutre les jetons à tous les collectionneurs et revendeurs d’éphémérides. De plus, certains pensent que plusieurs convergences s’organisent à cette date précise, comme un alignement de planètes ainsi qu’une multitude d’autres prophéties certainement bouddhiste, égyptienne, ou encore suisse. Reste que, si on fouille un peu, on devrait pouvoir trouver un astronome, une diseuse de bonne aventure et un Maya encore de ce monde pour les interviewer, mais voilà je n’ai aucune envie de me casser la nénette sur ce truc absurde. Ça te va comme résumé ? C’est un bon début, quant à la fin tu l’auras dans six mois.

                     Le rédacteur en chef fit une moue agacée devant la pertinence du propos, qui repoussa pourtant son pessimisme.

- Ah ! Vous voyez bien que vous connaissez le sujet !

- Je m’informe à temps perdu, lança-t-il calmement heureux de sa prestation, c’est mon métier, non ?

- Vous pouvez donc bien me faire un huit minutes là-dessus ? proposa le beau gosse presque enjoué.

- Depuis quand on s’intéresse à ce genre de sujet ? Mets Maryline dessus, elle a un copain chilien, elle sera toujours plus proche que moi, des Mayas et de l’Amérique du Sud.

- Je vous rappelle que dans quelques jours c’est l’ouverture des jeux olympiques et que j’ai besoin d’un maximum de personnes pour la rubrique "sport". Et Maryline en fait partie.

- Prends Michel alors, il n’est pas plus sportif que moi.

- Michel est en vacances.

- Merde ! Où ça ? s’enjoua-t-il surpris.

- Ça ne vous regarde pas !

- À ce propos, je te rappelle que je pars pour Rome la semaine prochaine et que je ne reviens pas avant samedi prochain.

- Ce n’était pas vendredi ? reprit le rédacteur en chef étonné.

- Non, samedi, sabra-t-il rapidement. Bon, écoute, mets qui tu veux sur le sujet moi, je m’en tape, je te termine le dernier, et je réfléchis à un mag que j’ai sous le coude.

- Nom de dieu, commença le supérieur, vous me faites chier ! Je n’ai plus personne à cause des JO et des vacances, et j’ai besoin de vous pour me traiter ce reportage !

- Personne n’est irremplaçable.

- Puisse le Seigneur vous entendre, lâcha le rédacteur en chef, il n’empêche, vous ne pouvez pas refuser de travailler, ni même de faire ce mag.

- On parie ? fit Jean-Paul froidement avant de reprendre avec un vouvoiement plus autoritaire.

- De Caron, vous commencez à me pomper l’air avec votre idée à trois francs. Trouvez-vous quelqu’un d’autre. La télé grouille de stagiaires en ce moment, prenez en un et offrez lui de s’éclater au frais de la princesse. Sur ce, je descends voir ma monteuse !

Il se leva d’un bond. Ferma la session de son ordinateur avant de tirer sa veste en daim de son fauteuil. Alors qu’il s’éloignait, son interlocuteur, mains sur les hanches, tenta de ramener à sa cause certains journalistes à proximité, en glapissant quelques onomatopées et en basculant son regard de gauche à droite dans la news room, mais rien n’y fit.

Il lâcha un « merde » de circonstance au milieu des bureaux avant que Jean-Paul ne l’appelle de l’angle de la pièce.

- Au fait !

                    De Caron fit volte-face, prêt à se défendre contre toute attaque.

- Quoi ?

- Si vraiment c’est la fin du monde le 21 décembre prochain… ?

Il laissa glisser l’attente.

- Et bien ?

- Ne faites pas la connerie d’acheter vos cadeaux de noël avant.

 


 

Le personnage de Gaëlle a été créé à partir de deux identités, deux femmes sublimes qui font parties de mes amies : Gaëlle, une gestionnaire de prod intermittente à la fois drôle et pleine de charme, et Marjorie, déesse franco-polonaise qui vit à Rome. 

Quant à l'adresse, "via Guilia", c'était celle de ma femme lorsqu'elle vivait à Rome.

C'était le mien aussi. J'avoue que cette blague m'est un peu passée.

©Laura Mare Éditions
Dépôt légal 1er trimestre 2011
ISBN 978-2-918047-56-8

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